La philosophie en terre d'islam : un double héritage.
La pensée en terre d'Islam a une double origine : d'une part la tradition prophétique et juridique issue de l'étude du Coran par les docteurs de la Loi ainsi que les théologies qui en découlent, et d'autre part la philosophie grecque transmise en Orient et traduite dès le VIIIème siècle (Aristote, Platon, le néo-platonisme essentiellement).La problématique privilégiée de cette pensée concerne donc essentiellement les rapports entre la raison et la foi.


Peut-on utiliser les ressources de l'argumentation rationnelle pour commenter, comprendre ou interpréter le texte révélé ? Peut-on emprunter à la philosophie grecque ses méthodes d'argumentation , voire ses schémas de pensée, pour justifier le Coran et ses énoncés ?

Le texte révélé ne se suffit-il pas à lui-même, auquel cas, toute tentative d'explication par des références extérieures serait proscrite voire sacrilège ? Un texte révélé a-t-il besoin d'être interprété ? Toute tentative pour discuter le texte du Coran n'est-elle pas une menace pour la foi ?

 

Toutes ces questions animent la théologie musulmane et ses différents courants, mais aussi la philosophie musulmane, en Orient comme dans l'Espagne musulmane du IXème au XIIème siècle, avec des philosophes comme Al-Kindî, Al-Fârâbî, Avicenne pour l'Orient, Ibn Masarra, Ibn Hazm de Cordoue, Ibn Tufayl pour Al Andalous.
On distinguera ainsi une théologie dite traditionnelle et légaliste , hostile à l'utilisation d'argumentation rationnelle (" nazar ") dans l'étude du texte sacré (mâlikisme, hanbalisme, shâfi'isme), et une théologie favorable à ce recours dite théologie du " kalâm " (la parole de Dieu), théologie argumentative et démonstrative (écoles opposées du mu'tazilisme et de l'ash'arisme).

 

 

Averroès (1126-1198) se situe à la croisée de ces différentes orientations, et y occupe une place tout à fait à part dans la mesure où il est hostile aussi bien aux adversaires philosophes (Al- Ghazâlî) et théologiens de la raison, qu'aux théologies rationnelles du " kalâm ".
Son œuvre s'efforce de promouvoir une théologie alternative qui concilie la raison et la foi, s'efforce de rendre compatible la pensée d'Aristote et le Coran.
Averroès ( à gauche ) et Pythagore
 

Averroès : un intellectuel aux multiples facettes.
On peut expliquer cette position " marginale " d'Averroès par sa formation.
En effet, elle synthétise ces influences multiples et hétérogènes que nous notions plus haut. Averroès a d'abord étudié l'astronomie et les mathématiques, il a rédigé notamment un abrégé du texte référence de Ptoléméé, l'Almageste. Il a été formé aussi à la médecine et restera d'ailleurs toute sa vie médecin, au droit musulman, enfin à la philosophie à travers l'étude minutieuse des textes grecs anciens, et tout spécialement d'Aristote, qu'il passera sa vie à traduire et à commenter. Cette formation scientifique, juridique et théologique, et enfin philosophique fait de lui assurément un penseur à part, car tout au long de sa vie il n'abandonnera aucune de ces disciplines, essayant de respecter conjointement leurs exigences respectives.

Pour Averroès, on le voit, la raison et la foi sont loin d'être incompatibles : il nous montre qu'on peut être à la fois croyant, juge suprême en matière de droit musulman, médecin et philosophe.
Pour le présenter de façon complète, il faut aussi évoquer ses fonctions institutionnelles et politiques. Grâce à son amitié avec le philosophe Ibn Tufayl, Averroès entre en 1169 au service du calife Abu Yaqub Yussuf , qui le charge officiellement de commenter l'œuvre d'Aristote. Il devient aussi son médecin, et est nommé juge suprême, à Séville la même année, puis à Cordoue en 1182 au service du fils de Yussuf, Al Mansur.
Après avoir protégé Averroès, le calife, sous la pression des théologiens orthodoxes qui lui sont hostiles, se voit contraint de l'exiler, ses livres sont brûlés en place publique. Le calife le rappellera à ses côtés, à la cour de Marrakech en 1195.

Averroès meurt en 1198 en laissant derrière lui l'œuvre philosophique la plus imposante du Moyen-Age. Ses commentaires d'Aristote vont nourrir les universités européennes à partir du XIII ème siècle, et jusqu'au XVI ème siècle environ. Il transmet au monde chrétien la philosophie grecque qu'elle ignore encore pour une grande part à cette époque. C'est donc un philosophe absolument décisif à bien des égards, et curieusement, il est aujourd'hui ignoré de la tradition philosophique européenne, mais aussi du monde musulman qui a assez vite oublié sa pensée.
Cette injustice a de multiples causes : la théologie orthodoxe triomphe dans le monde musulman après Averroès, il n'aura été qu'une parenthèse, quant au monde chrétien, il ne peut accueillir cette pensée étrangère pour bien des raisons. On reproche à Averroès tantôt de mettre en péril la foi parce qu'il est philosophe, tantôt de mettre en péril la foi chrétienne parce qu'il est musulman. C'est dire l'incompréhension dont il a été victime, et qui commence à peine d'être corrigée aujourd'hui. Un regain d'intérêt très contemporain pour sa pensée nous permet enfin de lire son œuvre pour elle-même, hors de toute controverse partisane.